samedi, novembre 03, 2007

Réflexion scientifique


La science et la philosophie furent longtemps inséparables. Dans l'Antiquité, la philosophie représentait la science suprême, celle « des premiers principes et des premières causes ». Les autres sciences, et notamment la physique, recevaient d'elle leurs fondements. Cette alliance s'est trouvée brisée au XVIIe siècle, avec l'apparition de la méthode expérimentale et le développement des sciences positives. Depuis cette époque, la science et la philosophie n'ont cessé de s'éloigner l'une de l'autre.
Cette séparation n'a pas seulement dissocié ce qui était autrefois réuni, mais a bouleversé de fond en comble le sens même du projet scientifique. Abandonnant l'idéal de connaissance pure ou désintéressée, la science s'est lancée dans une vaste entreprise de transformation, c'est-à-dire de domination du monde. Elle se rapproche de plus en plus de la technique, au point qu'on la désigne parfois aujourd'hui sous le nom de techno-science. La science moderne semble en passe de réaliser le rêve cartésien de rendre l'homme comme « maître et possesseur de la nature ». Elle devient à ce titre le dépositaire de tous les espoirs de l'humanité, qui attend d'elle ce que la philosophie n'a pas réussi à lui offrir, c'est-à-dire son bonheur ou plutôt son bien-être matériel.
Ayant investi peu à peu tous les secteurs de la réalité, cette science, conquérante et sûre d'elle-même, place la philosophie dans une situation inconfortable. Quel domaine lui reste-t-il, en effet, si tout le connaissable, la matière comme l'esprit, se trouve réparti entre les diverses disciplines scientifiques ? La philosophie devient littéralement sans objet, et son existence dangereusement compromise. Plus proche de l'opinion que du savoir, elle semble n'être qu'une survivance du passé, un résidu voué à disparaître, absorbé par le progrès scientifique. C'est du moins l'avis des positivistes et des scientistes, qui voient dans la philosophie cette « partie de la connaissance humaine qui n'a pas encore réussi à revêtir les caractères et à prendre la valeur de la science ». La métaphysique constitue ainsi, aux yeux de Comte, une sorte de « maladie chronique naturellement inhérente à notre évolution mentale et individuelle ou collective, entre l'enfance et la virilité », entendons entre l'enfance de l'esprit théologique et la virilité de l'esprit positif.
À y regarder de plus près, cependant, les choses ne sont pas aussi simples. Il n'est pas sûr, après tout, que, même à l'heure de la technologie triomphante, la philosophie soit en aussi mauvaise posture que nous venons de le dire. Il est sans doute exagéré, en effet, de considérer que les avancées scientifiques, aussi remarquables soient-elles, invalident ipso facto toute pensée philosophique. Loin de marquer sa disparition, la montée en puissance des sciences positives, et singulièrement celle des sciences de la nature, pourrait même lui donner une impulsion nouvelle en la libérant pour ses tâches essentielles. « La “philosophie”, écrit Heidegger, est dans la nécessité constante de justifier son existence devant les “sciences”. Elle pense y arriver plus sûrement en s'élevant elle-même au rang d'une science. Mais cet effort est l'abandon de l'essence de la pensée. La philosophie est poursuivie par la crainte de perdre en considération et en validité, si elle n'est science. On voit là comme un manque qui est assimilé à une non-scientificité » (Lettre sur l'humanisme). La philosophie n'a rien à gagner, en fait, à essayer de rivaliser avec la science. Elle ne peut que se renier en voulant prendre modèle sur elle. Sa démarche n'est pas comparable à la sienne, car son ambition est différente. Elle a non pas à explorer méthodiquement l'étant, mais à se remémorer la vérité toujours déjà oubliée de l'être. « Une telle pensée n'a pas de résultat. Elle ne produit aucun effet. Elle satisfait à son essence du moment qu'elle est » et « laisse l'Être-être ». Cette pensée ne progresse pas, mais régresserait plutôt. Elle s'enquiert de ce qui est relégué ou occulté dans et par la science. Elle délivre un savoir, mais ce savoir n'est pas une connaissance. Il correspond à une plus haute discipline de l'esprit, à ce que Husserl appelle « science rigoureuse », pour la distinguer de la science exacte, ou à ce que Heidegger nomme pensée méditante, par opposition à la pensée calculante.
Les progrès de la science non seulement n'invalident pas la pensée philosophique, mais la rendent même, d'une certaine façon, nécessaire. Les illusions scientistes une fois dissipées, la vacuité du positivisme ou de l'empirisme démasquée, il est à douter, en effet, que la science, qu'elle le veuille ou non, puisse se passer longtemps de la philosophie. Non pas que la philosophie soit en mesure de l'aider à tirer au clair ses méthodes ou à formuler correctement ses propositions, mais parce que la philosophie, de manière plus radicale et plus souterraine, ouvre l'espace au sein duquel la science se déploie. Au fond, il n'y a pas de science sans présupposé. Toute science repose sur une décision métaphysique implicite relative à l'être ou à l'essence du domaine qu'elle explore. Cela est vrai de la science antique comme de la science moderne. La physique contemporaine, en particulier, demeure tributaire du « projet mathématique de la nature », projet philosophique opéré par Galilée. Mais la science a besoin de la philosophie en un autre sens. Elle décrit ce qui est, mais ne se prononce jamais sur ce qui doit être. Elle fournit des moyens d'action, mais demeure indifférente aux fins poursuivies. Elle relève de la rationalité instrumentale, et non de la rationalité objective. Elle demeure, en tant que telle, insensible aux valeurs : la science est, comme on dit, axiologiquement neutre. C'est sans doute la raison pour laquelle on voit aujourd'hui se multiplier, comme autant de garde-fous, des comités d'éthique, ces instances de réflexion censées la guider ou tout au moins tracer les limites de son action. La victoire de la science sur la philosophie, partout célébrée et jamais sérieusement mise en question, pourrait bien être, de ce point de vue, une victoire à la Pyrrhus. Devenue autonome, délivrée de tout ancrage et séparée de son origine, la science s'avère incapable de répondre à toutes les attentes placées en elle, et finit par engendrer une sorte de désarroi. On comprend mieux alors la tentative de certains scientifiques qui essaient de renouer le fil du dialogue apparemment interrompu entre la science et son ancienne compagne. Cela veut dire non pas que la science doit tenir lieu de philosophie, mais qu'elle doit simplement retrouver son ambition première, qui est de comprendre le monde, et pas seulement de le calculer.

Tiré de: © Encyclopædia Universalis 2006, tous droits réservés

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